Patricia Toucas-Truyen, Historienne de la Mutualité
Le mouvement mutualiste revendique un engagement citoyen issu de l’histoire sociale du 19ème siècle. Quel est votre regard d’historienne sur ce point ?
Patricia Toucas-Truyen : D’un point de vue historique, je ne dirais pas que l’engagement citoyen est dans l’ADN des mutuelles. Le mouvement mutualiste est né au 19ème siècle non pas d’un engagement mais d’une nécessité, celle pour les travailleurs de se protéger pour s’assurer un revenu dans le cas où ils seraient malades ou en incapacité de travailler. Rappelons qu’à l’époque, l’État n’assurait aucun rôle de protection : il n’y avait donc absolument aucune perspective de sécurisation pour les familles. Au 19ème siècle, la création d’une mutuelle n’est donc pas un engagement citoyen : on le fait d’abord pour soi et pour sa famille, et par nécessité. Le premier texte officiel encourageant l’essor des sociétés mutualistes, alors appelées « sociétés de secours mutuels », est le décret de mars 1852. C’est la première protection sociale pour les travailleurs, avec l’organisation d’une assurance-maladie. Dès la fin du 19ème siècle, la Mutualité est en quelque sorte un laboratoire de la protection sociale. Par la suite, quand l’État a mis en place des régimes de protection sociale, il s’est inspiré du modèle mutualiste. Il a d’ailleurs repris tout ce qui fonctionnait en Mutualité comme le congé maternité ou la lutte contre les fléaux sociaux, ce que l’on appelle aujourd’hui la prévention. C’est à partir de la mise en place des régimes obligatoires, les assurances sociales en 1928- 1930 et surtout la Sécurité sociale en 1945, que la Mutualité est rentrée dans un rôle de complémentarité. Plutôt que d’engagement citoyen, je parlerais donc d’utilité sociale. Ce rôle, les mutuelles l’ont toujours eu, c’est un fait indéniable.
L’engagement bénévole est-il dans l’ADN des mutuelles ?
P.T.T. : Toujours d’un point de vue historique, je ne l’affirmerais pas. En réalité, ce que vous appelez l’engagement bénévole était, au 19ème siècle, une nécessité économique : il n’y avait pas d’argent pour rémunérer qui que ce soit dans les mutuelles. C’est ainsi qu’elles ont été gérées par des bénévoles jusqu’à la Seconde Guerre Mondiale. Le bénévolat n’était pas vraiment un choix. Les travailleurs qui adhéraient à une mutuelle savaient qu’ils auraient un certain nombre de tâches à accomplir. Le discours sur l’engagement citoyen est relativement récent. C’est dans les années 1970/80 que la notion d’utilité sociale est apparue. Cependant, en 2023, on peut dire que l’engagement bénévole relève véritablement d’un choix, que ce soit dans les grandes mutuelles ou dans les territoires où sont implantées les petites et moyennes mutuelles. Mais au fil du temps, le fonctionnement et la gestion des structures mutualistes se sont professionnalisés. Il ne pourrait en être autrement vu le contexte réglementaire actuel, le degré de technicité requis et les sommes énormes à gérer.
Le modèle mutualiste, au service de la solidarité et des territoires, est-il aujourd’hui menacé ?
P.T.T. : L’ancrage des mutuelles sur le territoire a été voulu sous le Second Empire. Depuis 1791, la loi Le Chapelier interdisait toute association entre personnes d’un même métier et toute coalition ouvrière. Sans interdire les sociétés de secours mutuels, le décret de 1852 encourage les mutuelles organisées au niveau communal, afin d’éviter tout risque de revendication corporative. Le but de Napoléon III est d’obtenir la paix sociale. Pouvaient ainsi adhérer des personnes de toutes professions, en mesure de pouvoir payer une cotisation, ce qui excluait de facto les pauvres. Jusqu’à la Première Guerre mondiale, la Mutualité s’est donc organisée sur un mode territorial. A partir de 1945, on a vu se créer des mutuelles professionnelles, qui sont devenues plus importantes, notamment les mutuelles de fonctionnaires. En 2001, la réforme du Code de la Mutualité, qui pose le principe de spécialisation des structures mutualistes, va bousculer le monde des mutuelles. S’en est suivi un énorme mouvement de concentration qui a entraîné la déterritorialisation des mutuelles, et une perte de lien avec l’adhérent. Cette évolution des deux dernières décennies s’est effectuée sous la pression de la réglementation européenne, qui gomme la spécificité solidaire de la Mutualité, avec des répercussions fiscales, et la soumet à la concurrence des assureurs à but lucratif. Lorsqu’en complémentaire santé, l’adhérent doit choisir son contrat en fonction de ses moyens financiers et non en fonction de ses besoins, nous ne sommes plus en Mutualité, mais juste dans le monde de l’assurance. Par ailleurs, l’État ne cesse de réduire les marges de manoeuvre des mutuelles en les contraignant à prendre en charge les désengagements de la Sécurité sociale. Or, lorsqu’on annonce « les mutuelles paieront », il faut bien comprendre que ce sont les adhérents mutualistes qui paieront. Il ne peut en être autrement.
L’avenir de la Mutualité n’est-il donc pas dans la proximité ?
P.T.T. : Oui, l’avenir de la Mutualité est probablement moins dans l’activité de la complémentaire santé, qui a été son coeur de métier, que dans les services de soins et d’accompagnement mutualistes (SSAM) notamment, entre autres dans l’aide aux familles en difficulté, la prise en charge des personnes âgées et dépendantes. Ces missions leur confèrent un rôle de proximité, au plus près des besoins des populations. Favoriser l’engagement citoyen dans ces structures mutualistes permettrait, sinon de contrer, du moins d’infléchir les logiques mercantiles de la santé vers une voie solidaire protégée face aux aléas de la vie. Le monde mutualiste s’interroge beaucoup, il n’est pas en recul, il a envie d’avancer, il se défend et il invente. Il est très connecté aux besoins de la société.
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